Acte premier

Bureau d'attente luxueux et moderne. Escalier de marbre blanc, avec tapis rouge, à droite de la baie. Vue sur Gotha couverte de neige.

SCÈNE I

Éva, l'huissier Muck, un domestique

MUCK.

Annonçant.

Son Excellence le général Ludendorf !

ÉVA.

Pas maintenant... Ce soir, à neuf heures.

MUCK.

Son Excellence le Président Rathenau !

ÉVA.

Ce soir, à neuf heures... Tu sais parfaitement que cet après-midi est sacré pour Monsieur Siegfried.

MUCK.

Au domestique.

Je n'ai pas de succès... Annonce les tiens !

LE DOMESTIQUE.

D'une voix presque honteuse.

Monsieur Meyer !...

ÉVA.

Parfait. Monsieur le Conseiller Siegfried va le recevoir dans un moment.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Kratz ! Madame Schmidt !

ÉVA.

Très bien. Ils sont à l'heure, Monsieur Siegfried va les voir tous.

MUCK.

C'est le tort qu'il aura...

ÉVA.

Qui te demande ton avis ?

MUCK.

Monsieur Siegfried se cause des émotions bien inutiles...

Éva ne répond pas, et écrit.

MUCK.

Au domestique.

J'ai regardé sous le nez tous ces prétendus parents qui viennent des quatre coins de l'Allemagne reconnaître en lui un fils disparu à la guerre... Aucun ne lui ressemble !

LE DOMESTIQUE.

Ah !

MUCK.

Tu me diras que des ressemblances, il en est comme des maladies, qu'elles sautent une génération ?

LE DOMESTIQUE.

Qui met en ordre les fauteuils et les portières.

Oui, je te le dirai.

MUCK.

J'ai regardé les photographies qu'ils m'ont tendues à la porte, les photographies de leur enfant, – leurs tickets d'entrée. Celui-là porte des lunettes. Celui-là a un soupçon de bec de lièvre. Aucun ne ressemble à Monsieur Siegfried !

LE DOMESTIQUE.

Tu ne sais peut-être pas voir les ressemblances ?

MUCK.

Au contraire. Dans les musées, dans les théâtres, sur les tableaux, sur les statues, sur tous ces gens en costumes anciens ou tout nus, sur Alexandre le Grand, sur Lohengrin, il est bien rare que je ne retrouve pas quelque chose de Monsieur Siegfried en veston... Sur ceux-là, rien... Tu connais Lohengrin ?

LE DOMESTIQUE.

Vague.

Mal. Je l'ai aperçu.

ÉVA.

Interrompant leur dialogue.

Tout est prêt pour l'entrevue ?

MUCK.

Le lustre est réparé... J'ai mis des lampes neuves...

ÉVA.

Monsieur Siegfried est habillé ?

MUCK.

Il s'habille.

Au domestique.

Il hésite. Il ne sait s'il va couper ses moustaches, comme la dernière fois. Je l'ai laissé devant là glace. Il se demande sans doute comment il sera le plus ressemblant. S'habiller avec les traits de son enfance est plus long que de prendre un veston.

ÉVA.

Fais entrer le baron de Zelten.

MUCK.

Surpris.

Je n'ai pas annoncé le baron de Zelten !

ÉVA.

C'est ce que je te reproche. Pourquoi l'as-tu laissé entrer, malgré ma défense ? Pourquoi lui permets-tu de se mêler à nos visiteurs et de les questionner ?

MUCK.

J'ai cru bien faire, c'est le cousin de Mademoiselle.

ÉVA.

Les bruits les plus fâcheux courent sur le compte de Zelten. Il est le grand homme des cafés, des coulisses, des piscines. On raconte qu'il a acheté la police et qu'hier soir même, tous les agents étaient convoqués chez lui.

MUCK.

Mademoiselle se trompe. Il leur avait donné des billets de théâtre. Ils étaient tous à Salomé pour voir quels uniformes ont les gardes d'Hérode.

ÉVA.

Va... Je l'attends.

Elle congédie l'autre domestique.

SCÈNE 2.

Éva, Baron Von Zelten

ÉVA.

Que cherches-tu ici, Zelten ?

BARON VON ZELTEN.

Je vois que tu fais toujours bonne garde autour de ton nourrisson. Il est rentré du Parlement ?

ÉVA.

Es-tu pour nous ou contre nous, Zelten ?

BARON VON ZELTEN.

Il est rentré, il t'a mise au courant de son succès, je le vois à ton visage ! Tu rayonnes, cousine. Que l'adoption par nos députés d'une constitution aussi étique donne cet éclat aux joues d'une jolie Allemande, cela me rend moins sévère pour elle !

ÉVA.

Une Allemande peut se réjouir de voir l'Allemagne sauvée. Après avoir accolé pendant trois ans l'adjectif « perdue » au mot Allemagne, il est doux de le changer par son contraire.

BARON VON ZELTEN.

Les épithètes contraires sont les plus facilement interchangeables, cousine, surtout quand elles s'appliquent au mot Allemagne. Tu as à me parler ?

ÉVA.

Pourquoi as-tu voté tout à l'heure contre le projet Siegfried ?

BARON VON ZELTEN.

Le projet Siegfried ! Ne dirait-on pas que j'ai voté contre les Walkyries et toute la légende allemande !... Parce qu'il t'a plu, voilà sept ans, dans ton hôpital, de baptiser du nom de Siegfried un soldat ramassé sans vêtements, sans connaissance, et qui n'a pu, depuis, au cours de sa carrière politique et de ses triomphes, retrouver ni sa mémoire ni son vrai nom, tout ce qu'il peut dire ou faire jouit du prestige attaché au nom de son parrain !... Qui te dit que ton Siegfried ne s'appelait pas Meyer avant sa blessure, et que simplement je n'ai pas voté contre le projet Meyer ?

ÉVA.

C'est tout cela que tu venais dire dans sa propre maison ?

BARON VON ZELTEN.

Détournant la conversation.

La dernière fois que je t'ai vue, Éva, il y a six ans, tu enseignais à ce bébé adulte, à l'institut de rééducation, les mots les plus simples : chien, chat, café au lait. Aujourd'hui, c'est de lui que tu apprends à prononcer les mots ravissants de Constitution, Libéralisme, Vote plural, peut-être Volupté. Non ?

ÉVA.

Le mot Allemagne, oui.

BARON VON ZELTEN.

L'Allemagne de ton Siegfried ! Je la vois d'ici. Un modèle de l'ordre social, la suppression de ces trente petits royaumes, de ces duchés, de ces villes libres, qui donnaient une résonance trente fois différente au sol de la culture et de la liberté, un pays distribué en départements égaux dont les seules aventures seront les budgets, les assurances, les pensions, bref une nation comme lui théorique, sans mémoire et sans passé. Ce fils du néant a une hérédité de comptable, de juriste, d'horloger. Imposer la constitution de ton élève à l'Allemagne, c'est faire avaler un réveille-matin au dragon de Siegfried, du vrai, pour lui apprendre à savoir l'heure !

ÉVA.

Avec Siegfried, l'Allemagne sera forte.

BARON VON ZELTEN.

Impétueux.

L'Allemagne n'a pas à être forte. Elle a à être l'Allemagne. Ou plutôt elle a à être forte dans l'irréel, géante dans l'invisible. L'Allemagne n'est pas une entreprise sociale et humaine, c'est une conjuration poétique et démoniaque. Toutes les fois que l'Allemagne a voulu faire d'elle un édifice pratique, son œuvre s'est effondrée en quelques lustres. Toutes les fois où il a cru au don de son pays de changer chaque grande pensée et chaque grand geste en symbole ou en légende, il a construit pour l'éternité !

ÉVA.

Cette éternité est finie...

BARON VON ZELTEN.

Finie, Éva ! Au lieu de promener Siegfried dans les cités modèles, amène-le seulement là-bas, sur les premiers contreforts de nos Alpes. Va surprendre l'aube avec lui. Tu y verras si l'Allemagne du Saint-Empire ne survit pas dans l'air gelé, à cette heure où les ruisseaux, tout en glace, sont sillonnés d'une rigole à leur thalweg où l'on ne rencontre encore que les humains et les animaux qui n'ont pas changé depuis Gustave-Adolphe, les belettes, les chevaux pie, les courriers à voiture jaune dont le cor fait surgir entre deux volets qui s'entrouvrent la joue droite et le sein d'une chambrière. Tu y verras le paysage même de notre Allemagne d'autrefois, de conjuration et de travail, de pillage et de sainteté, si chargé à la fois de poésie et de vérité, que tu t'attendras à apercevoir soudain, flottant dans l'air, comme dans les gravures du moyen âge, un gros petit enfant céleste, tout nu ou des mains seules priant... C'est là, l'Allemagne...

ÉVA.

Je suis pressée. Que veux-tu ?

BARON VON ZELTEN.

Je peux voir Siegfried ?

ÉVA.

Pourquoi ?

BARON VON ZELTEN.

C'est mon affaire.

ÉVA.

Il n'est pas visible pour toi.

BARON VON ZELTEN.

Il repose ?

ÉVA.

Ne fais pas l'ignorant. Tu sais à quoi il se prépare.

BARON VON ZELTEN.

Je le devine !... Il se rase. Il met un col bas, il rafraîchit sa chevelure ; pour cette heure qui va lui donner, pense-t-il, une famille, il fait une toilette de condamné à mort. Les entrevues précédentes ne l'ont pas découragé ? Il espère encore ?

ÉVA.

Il espère, ne t'en déplaise.

BARON VON ZELTEN.

Et toi, tu espères ?

ÉVA.

Évidemment.

BARON VON ZELTEN.

Tu n'es pas sincère.

ÉVA.

Zelten !

BARON VON ZELTEN.

Ne seras-tu pas désolée le jour où l'un de ces visiteurs viendra retirer ton élève de ce domaine idéal pour en faire un simple Bavarois, un vulgaire Prussien ? Un père, à cet Allemand créé sans matière première ! Toutes les vierges de l'Allemagne l'ont déjà reconnu comme leur enfant légitime... Qui me dit d'ailleurs qu'il ne joue pas lui-même un jeu ?

ÉVA.

Tu es fou ?

BARON VON ZELTEN.

C'est à son mystère que Siegfried doit sa popularité ! Celui que l'Allemagne regarde comme son sauveur, celui qui prétend la personnifier, lui est né soudain voilà six ans dans une gare de triage, sans mémoire, sans papiers et sans bagages. Les peuples sont comme les enfants, ils croient que les grands hommes arrivent au monde par un train... Au fond, l'Allemagne est flattée que son héros ne soit pas dû aux épanchements peu sacrés d'un couple bourgeois. Un juriste qui naît comme meurt un poète, quelle aventure ! Son amnésie a donné à ton Siegfried tous les passés, toutes les noblesses, et aussi, ce qui n'est pas inutile non plus à un homme d'État, toutes les rotures. Qu'il retrouve famille ou mémoire, et il redeviendra enfin notre égal... J'espère, moi, et j'ai de bonnes raisons de croire que ce moment n'est pas loin.

ÉVA.

Que veux-tu dire ?

BARON VON ZELTEN.

Ce court-circuit, qui a enlevé Siegfried à sa vie véritable, c'est peut-être un ouvrier bien inattendu qui va le réparer...

ÉVA.

Que sais-tu sur Siegfried ? Prends garde, Zelten...

MUCK.

Entrant.

Mademoiselle, c'est l'heure pour la visite.

Éva monte sans dissimuler son inquiétude.

ÉVA.

Reconduis Monsieur de Zelten.

SCÈNE 3.

Baron Von Zelten, Muck

MUCK.

C'est toujours pour demain, Monsieur le baron ?

BARON VON ZELTEN.

Oui, Muck.

MUCK.

À quelle heure ?

BARON VON ZELTEN.

À la fin de l'après-midi. Signal : deux coups de canon. Écoute, Muck. On va sonner. Tu verras deux étrangers, deux Français. Tu sais reconnaître des Français en voyage...

MUCK.

Naturellement, à leur jaquette.

BARON VON ZELTEN.

Lui glissant un billet dans la main.

Tu t'arrangeras pour qu'ils entrent. C'est d'eux que dépend la journée de demain... Cela t'ennuie de bien recevoir des Français ?

MUCK.

Pourquoi ? Aux tranchées, entre les assauts, nous bavardions quelquefois, avec les Français. Il est dur de se taire quand on se tait depuis des mois. Nos officiers ne parlaient guère. Nos familles étaient loin... Nous n'avions qu'eux... Parfait, je les cacherai.

BARON VON ZELTEN.

Garde-t'en bien. Qu'ils attendent dans cette salle. L'un de ces Français est une Française. Préviens-moi aussitôt. Dès que je les aurai vus, annonce à Siegfried qu'une institutrice canadienne demande une audience.

Sonnerie.

On sonne ?

MUCK.

Il faut que j'appelle les parents. Monsieur Siegfried va descendre.

BARON VON ZELTEN.

À tout à l'heure.

SCÈNE 4.

Muck, les parents

Muck ouvre la porte et fait entrer les parents. Troupe bigarrée et morne.

MUCK.

Monsieur l'architecte municipal Schmidt !

M. SCHMIDT.

Présent.

MUCK.

Vous pouvez poser votre chapeau, Monsieur l'architecte municipal.

M. SCHMIDT.

J'aimerais mieux le garder... C'est un chapeau d'avant la guerre. Je me suis habillé un peu comme autrefois...

MUCK.

À votre aise... Madame la rentière Hoepfl !

MME. HOEPFL.

Me voici.

MUCK.

Vous avez votre lettre de convocation ?

MME. HOEPFL.

Je vous l'ai montrée, avec la photographie...

MUCK.

C'est exact. Celui qui a le bec de lièvre ?

Se reprenant.

Le soupçon de bec de lièvre... Monsieur le relieur Keller !

M. KELLER.

Présent... J'ai la vue faible, Monsieur l'huissier. J'ai pris la liberté d'amener Monsieur Kratz, notre voisin et apothicaire, qui aimait beaucoup Frantz.

M. KRATZ.

Se présentant humblement.

Spécialiste Kratz.

M. KELLER.

Monsieur Kratz le gâtait. On faisait pour Frantz plus de bonbons que de remèdes dans cette pharmacie. L'un d'eux est devenu une spécialité connue.

M. KRATZ.

S'inclinant.

Le sucre de pomme Kratz. J'ai apporté ce paquet pour Monsieur Siegfried... En tout état de cause... Je ne le remporterai pas.

MUCK.

Madame et Monsieur Patchkoffer.

Un paysan et une paysanne s'approchent.

Je vous ai écrit, Madame Patchkoffer ! Il me semblait que votre voyage n'avait pas beaucoup de raison. Vous disiez dans votre lettre que votre fils est petit et brun. Monsieur Siegfried est grand et blond.

M. PATCHKOFFER.

Nous avons déjà vu des bruns à Berlin, à la clinique de rééducation.

M. KELLER.

Mais la taille, Madame ?

MME. PATCHKOFFER.

Nous avons vu tous les petits aussi, n'est-ce pas Patchkoffer ?

MUCK.

Bien, bien.

MME. PATCHKOFFER.

S'il n'avait pas changé, il serait déjà retrouvé...

MUCK.

Monsieur Meyer !

M. MEYER.

C'est moi... Comment cela se passe-t-il, Monsieur l'huissier ?

MUCK.

Comment cela se passe ? Rassurez-vous. Rapidement. Vous allez entrer dans cette baie. Monsieur Siegfried descendra par cet escalier. On allumera au-dessus de lui un lustre. Les myopes pourront l'approcher, les incrédules le toucher, et, au bout de cinq minutes, permettez-moi de vous le dire, vous repartirez lamentablement... Voilà du moins comment cela s'est passé jusqu'à ce jour, mais je vous souhaite meilleure chance.

M. MEYER.

Merci... Vous dire que j'aie l'espoir de retrouver mon pauvre Ernest, si complaisant, mais toujours le dernier en classe, dans le premier homme d'État de notre pays, mon Ernest si bon, mais qui trouvait le moyen de se faire prendre en grippe par tous ses professeurs, dans celui qui est devenu en quelques mois le favori de l'Allemagne ; ce serait vraiment mentir... Frise-t-il, Monsieur ?

Sonnerie à la porte d'entrée.

MUCK.

Entrez, Mesdames et Messieurs.

Les parents entrent dans la salle de gauche. Muck va ouvrir, introduit Geneviève et Robineau, les salue obséquieusement, et disparaît avec un sourire d'entente.

SCÈNE 5.

Geneviève, Robineau

GENEVIÈVE.

Où sommes-nous enfin, Robineau ?

ROBINEAU.

Au kilomètre onze cent cinquante de Paris, Geneviève, devine.

GENEVIÈVE.

Quel froid ! Tout ce que je devine, c'est que ce n'est pas à Nice ! Où sommes-nous ?

ROBINEAU.

Qui essuie son binocle, dos à la baie et près de la rampe.

Tu vois la ville entière de cette fenêtre... Regarde... Je vais tout t'expliquer. Que vois-tu ?

GENEVIÈVE.

Ce n'est pas Nice... Je vois à ma droite un burg avec des échauguettes, des bannières et des ponts-levis.

ROBINEAU.

Toujours tourné vers le public, parlant comme à lui-même, mais haut.

C'est le National Muséum !

GENEVIÈVE.

Je vois devant moi un temple grec, au milieu des cèdres, tout couvert de neige.

ROBINEAU.

C'est l'Orpheum !...

GENEVIÈVE.

À ma gauche enfin, un building de dix étages, percé de verrières en forme de licorne.

ROBINEAU.

De plus en plus lyrique.

C'est le Panoptikum !...

GENEVIÈVE.

Et enfin, en contrebas, un palais florentin à fresques et arcades.

ROBINEAU.

Le palais de Maximilien !

GENEVIÈVE.

Le Maximilianeum, sans doute ?

ROBINEAU.

FIN DE L’EXTRAIT

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